mardi 1 novembre 2016

Les "refusants"

Il y avait ce quai immense. D’abord je le survolais, étonné par la foule énorme et hétéroclite s’y pressant. Puis brutalement je faisais partie de cette foule. La femme de ma vie était là, et même les chats. Nous attendions que les vaisseaux se rangent pour nous accueillir. Des bâtiments de verre construits sur de puissantes structures d’acier. La foule était silencieuse malgré sa densité. Des femmes, des enfants, des hommes et des animaux, essentiellement des chiens et des chats. Et puis quelques unes de ces bêtes curieuses mi-dragons mi-oiseaux. Calmes elles aussi mais un peu inquiétantes. Pas de valises, pas de bagages, ou alors un carnet, ou deux ou trois photos. Lorsque les voyageurs étaient installés, des hommes en uniforme passaient pour s’assurer que tout allaient bien. Et toujours, ils posaient la question la plus importante qui soit : "êtes-vous absolument certains de vouloir partir". Une grande majorité répondait : "oui". Alors ils ne pouvaient plus faire marche arrière.

Nous nous sommes assis dans des fauteuils confortables. Le temps était splendide. Le quai se vidait au fur et à mesure que les vaisseaux se remplissaient. Quelques passagers en descendaient parfois, esquissaient un signe de la main, puis repartaient d’un pas lourd. Je regardais mon amour et devinait l’immense tristesse de son coeur. Puis j’ai observé un de nos chats. Celui là avait la tête tournée vers le toit de notre maison que nous pouvions apercevoir à présent. Une pincée de tuiles ocres dans un ciel bleu clair. Et je crus voir comme de la détresse dans l’eau irisée de ses prunelles verticales. Elle a croisé mon regard. Elle hocha la tête. Alors j’ai appelé un des hommes en uniforme et lui ai simplement dit : "nous ne partons plus". Il nous a salués gravement et aidés à descendre.

Quelques instants plus tard, le cri d’un oiseau près de la fenêtre me réveillait. Je mis du temps à reprendre mes esprits et à m’apercevoir que j’étais en pleurs. Un chat ronronnait paisiblement entre elle et moi.

Ce matin là ils ont frappé à la porte. Des hommes armés en treillis et rangers. Ils nous ont reposé la même question mais sous l'autre forme : "êtes vous absolument certains de vouloir rester". Nous avons répondu : "oui". Ils nous ont regardé avec déférence. Celui qui devait être le chef nous a fait signer les papiers officiels de notre renoncement. C’était fait : nous avions rejoint les maigres rangs des "refusants". Puis il nous a remis un guide de notre vie future. Tous nous ont serré la main et même embrassés puis ils sont partis. Ils nous avaient appris que nous étions les seuls "refusants" du village, que dans la petite ville voisine il y en avait une dizaine. Nous saurions plus tard que la mégapole proche en compterait plusieurs centaines. Ce n'était plus un rêve. La chaleur était de plus en plus présente. Le soleil paraissait enfler à vue d’œil. Mais était-ce une illusion due au matraquage médiatique qui avait précédé le grand départ. La journée s’écoula dans la torpeur de cet éternel été.

En début de soirée, nous nous sommes allongés près du bassin où coulait une eau encore fraîche. La nuit tombait doucement, et les premières étoiles piquetaient déjà le velours du ciel. Voilà ; nous faisions partie des derniers habitants d’une terre vouée à la vaporisation dans l’ultime embrasement. De cette terre que nous ne voulions pas quitter. La majeure partie de la population du globe était désormais en route pour Mars, dont la terra formation avait commencé depuis plus de deux cents ans.

Le nez planté dans l’infini du cosmos, nous nous sommes pris à rêver. Et si la minuscule part d’erreur des savants calculs qui avaient présidé à la décision finale se révélait vraie. Et si le soleil s’arrêtait de grossir. Et si ceux qui comme nous avaient refusé d’abandonner leur vieille planète allaient recommencer une nouvelle aventure humaine, riche de tous les enseignements de la précédente. 

Une chouette silencieuse traversa l’espace. La vie nocturne bruissait de partout, porteuse d’un indicible espoir. Elle me prit la main et chuchota à mon oreille : "et si on faisait l’amour ? …"


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